Ponencia
Visages du trans/posthumanisme a la lumiere de la question de l’humanisme*
Visages du trans/posthumanisme a la lumiere de la question de l’humanisme*
Revista Colombiana de Bioética, vol. 10, n° 2, 2015
Universidad El Bosque
Reçu: 28 Août 2015
Accepté: 09 Décembre 2015
1.1. Julian Huxley: le transhumanisme comme humanisme évolutionnaire
1.2. Teilhard de Chardin et le transhumain
1.3. La «sagesse de le nature» revisitée par Bostrom et Sandberg
2.1. Notre espèce technicienne selon Andy Clark
2.2. «Posthumanisme» quasi-synonyme de «transhumanisme»
2.3. Bon et mauvais posthumanismes selon Hayles
2.4. Posthumanisme téléologique et posthumanisme expérimental selon Pickering
3.1. Essai de clarification
3.2. Y a-t-il un trans/posthumanisme humaniste?
Mon intérêt personnel pour les interrogations soulevées par le trans/posthumanisme est ancien***.
Aujourd’hui, le trans/posthumanisme est d’actualité. Mais il ne s’agit pas d’une simple mode, car les questions qu’il pose sont fondamentales et durables, à la fois au plan de la réflexion philosophique théorique et au plan pratique, éthique et politique. Le trans/posthumanisme constitue l’horizon et l’enjeu implicites de nombreuses discussions théoriques et pratiques de bioéthique. On peut y lire aussi les éléments d’une philosophie générale appropriée à notre époque et à l’avenir. Le plan de mon exposé est simple.
Je commencerai par l’analyse d’un échantillon représentatif de positions «transhumanistes» et/ou «posthumanistes». J’examinerai en quel sens il est possible de parler d’un humanisme trans- ou post-humaniste.
Afin de fixer provisoirement les idées, voici une définition courte du transhumanisme: le transhumanisme encourage sur base volontaire l’amélioration-augmentation (enhancement) des capacités (physiques, cognitives, émotionnelles) de l’individu à l’aide des technologies matérielles indéfiniment.
1. AUTOUR DU TRANSHUMAIN: NATURE ET ÉVOLUTION
1.1 JULIAN HUXLEY: LE TRANSHUMANISME COMME HUMANISME ÉVOLUTIONNAIRE
Le biologiste britannique Julian Huxley introduit le néologisme «transhumanism» en 1957. Des textes antérieurs à 1957 montrent que «transhumanism» a été préparé par l’expression «evolutionary humanism».
«Evolutionary humanism» est le titre d’une conférence de 1950 reprise à la fin du recueil Religion without revelation[1] où le terme « tranhumanism » ne figure pas. L’intention de Huxley est d’édifier une idéologie –un système de croyances[2]– capable d’intégrer les connaissances scientifiques et de soutenir victorieusement la comparaison avec les religions traditionnelles et avec des idéologies modernes, tel le marxisme trop matérialiste et anti- individualiste. L’«humanisme évolutionnaire» n’est pas un matérialisme réductionniste car il reconnaît l’importance des «facteurs mentaux et spirituels dans le cosmos»[3]. Mais ces productions mentales –la culture, l’éthique, l’art, la science, etc– viennent de l’homme qui lui-même fait partie intégrante de la nature. L’humanisme selon Huxley doit être naturaliste – opposé à toute surnature -, moniste – opposé à tout dualisme – et évolutionniste – opposé au statisme. Les productions mentales relèvent bien du même monde naturel que les processus matériels.
La substance dont tout est constitué (the world-stuff) lorsqu’elle est organisée d’une certaine façon est «capable d’activités mentales aussi bien que d’activités matérielles»[4]. Ces activités mentales sont devenues décisives pour l’évolution. En elles, l’homme doit puiser la capacité de poursuivre l’évolution dans le sens du progrès qui consiste à développer et à réaliser toujours plus de possibilités. La poursuite de l’évolution doit respecter la diversité de la vie et des cultures sur Terre, produits de l’évolution passée: elle doit enrichir –poursuivre l’évolution créatrice– et non appauvrir ou épuiser. L’humaniste évolutionnaire prône la coopération avec la nature dont il fait partie et sur laquelle il agit: «l’esprit (mind) de l’homme est un partenaire de la nature (…) dans le processus qui génère la conscience et crée les valeurs (…) un partenariat avec l’homme en position dirigeante»[5]. Bien que la nature soit à respecter et que l’espèce humaine dans sa totalité soit concernée, l’humanisme évolutionnaire voit dans l’individu humain l’expression la plus avancée de l’évolution terrestre. Huxley ne nie pas le rôle de la société, mais c’est bien l’individu qui expérimente, a conscience, sait, veut, crée, invente, et non une entité collective telle que l’Etat, la Société ou la Communauté.
L’idéologie que Huxley édifie est un ensemble de croyances qui demeurent des hypothèses révisables au même titre que les connaissance scientifiques qui les fondent et qui sont appelées à évoluer. Elle a la portée d’une religion mais ne partage pas son dogmatisme ni sa résistance au changement. Elle ne postule pas de finalisme, mais elle lit dans l’évolution terrestre une progression que l’homme doit prolonger[6].
Avant de passer au texte qui introduit «transhumanism», observons qu’il est abondamment question de «la science» et des sciences, en particulier la biologie, mais quasi jamais de technique, exceptions faites de techniques plutôt traditionnelles et d’eugénisme. La «science» d’Huxley est encore loin d’être pensée comme technoscience. Ce point est important, parce qu’il exprime une différence par rapport au transhumanisme actuel pour lequel la technique est tout à fait centrale. Il s’explique par le fait que jusqu’au milieu du XXème siècle, les possibilités de transformation technique effectives de l’homme sont quasi inexistantes. Cette absence induit une ambiguïté: on a l’impression que l’évolution future de l’homme, son auto-transcendance (et le vocabulaire de la transcendance est lui bien présent) sera une affaire d’évolution du mind, un épanouissement des possibilités individuelles dans le domaine du savoir, de l’art, de l’expérience mystique, de la conscience: un élargissement de l’esprit grâce aux connaissances scientifiques. Une interprétation renforcée par la méfiance d’Huxley à l’égard du concept de matière auquel il préfère la notion vague de (world-stuff) qui présente des aspects purement matériels et des aspects mentaux, spirituels. La marginalité de la technique s’atténue cependant un peu dans le texte qui introduit «transhumanism», ce qui a certainement facilité son adoption officielle par les transhumanistes.
La «World Transhumanist Association» (WTA) reproduit sur son site les phrases décisives de ce texte. Mais le contexte d’origine est important, car il apporte la preuve que «transhumanism » est un raccourci pour «evolutionary humanism».
En effet, le recueil New Bottles for New Wine[7]s’ouvre sur l’essai original intitule «Transhumanism» et s’achève par l’essai «Evolutionary humanism». Encadrant le volume, ces deux titres se font écho. «Transhumanism» n’apparaît que dans le premier essai et, à l’exception d’une autre occurrence[8], il ne se retrouve pas ailleurs dans le volume. Mais le plus significatif est qu’à l’entrée «transhumanism» dans l’index du recueil, on trouve plusieurs références aux pages du dernier essai «Evolutionary humanism» où «transhumanism» n’apparaît pas. Comment mieux indiquer qu’en vue d’une compréhension étendue et approfondie du «transhumanisme» le lecteur est invité à se rapporter à la notion d’«humanisme évolutionnaire» qu’Huxley explicite longuement et qu’il utilise depuis plusieurs années?
Voici les dernières lignes du premier essai où «transhumanism» est introduit et défini:
«L’espèce humaine peut, si elle le souhaite, se transcender elle-même –pas de façon simplement sporadique, un individu ici d’une manière, là un individu d’une autre manière– mais dans son intégralité en tant qu’humanité. Nous avons besoin d’un nom pour cette croyance. Peut-être transhumanisme conviendra-t-il: l’homme restant l’homme, mais s’auto- transcendant, en réalisant de nouvelles possibilités de et pour la nature humaine. ‘Je crois dans le transhumanisme’: dès qu’il y aura assez de gens pour affirmer cela vraiment, l’espèce humaine sera au seuil d’une nouvelle sorte d’existence, aussi différente de la nôtre que la nôtre est différente de celle de l’Homme de Pékin. Elle réalisera ainsi enfin consciemment sa véritable destinée»[9].
Ce passage accentue la perspective universaliste: toute l’humanité est invitée à devenir transhumaine. Ailleurs Huxley, comme de nombreux transhumanistes, insiste sur la diversité, l’individualisme, le pluralisme.
En outre, les pages qui précèdent ces lignes audacieuses invitent à une interprétation modérée. Le progrès évolutionnaire est d’abord la réalisation de toutes les capacité latentes de l’homme que les sciences aident à actualiser et qui sont foncièrement de nature psychique: «la plupart des êtres humains ne développent pas plus qu’une petite fraction de leur potentiel mental et de leur capacité spirituelle»[10]. L’apport de la technique comme science appliquée ne semble pas devoir aller au-delà d’un meilleur aménagement des conditions de vie matérielles, économiques, sociales et psychologiques. Les techniques appliquées à l’amélioration de l’homme lui-même sont pédagogiques et psychologiques[11].
Le vocabulaire de la transcendance et de l’autotranscendance peut paraître excessif pour qualifier cette dynamique de progrès matériel, social et psychologique somme toute assez banal dès que l’on oublie le cadre évolutionniste général qui lui prête une autre dimension. Cette dimension réapparaît suggérée par l’allusion à la différence «entre nous et l’homme de Pékin». Cette analogie selon laquelle la différence entre nous et le transhumain est comparable à la différence entre l’Homme de Pékin et nous suggère que les aspects morphologiques et génétiques de l’évolution future de l’homme sont à prendre en compte, et pas simplement son évolution mentale. Une indication davantage en accord avec les spéculations et l’imaginaire du trans/posthumanisme de ces dernières décennies.
1.2 TEILHARD DE CHARDIN ET LE TRANSHUMAIN
Dans un texte datant de 1950 et publié en 1951 intitulé «Du pré-humain à l’ultra-humain»[12], Teilhard de Chardin introduit le néologisme «Transhumain»[13]. L’usage en reste exceptionnel: Teilhard de Chardin emploie en revanche massivement les préfixes: sur, supra, ultra… Quel rapport entre la pensée chardinienne du transhumain et le transhumanisme technoscientifique du XXème siècle?
L’idée d’évolution offre le cadre général; elle est omniprésente chez Teilhard qui était paléontologue, avec une vive conscience du temps long, vers le passé et vers le futur, même si certains passages du texte semblent annoncer l’imminence du transhumain. Teilhard lit dans l’évolution un progrès associé à la complexification et au développement de la pensée consciente. Ce progrès culmine aujourd’hui avec l’espèce humaine et il se poursuivra dans le sur-humain, ultra-humain, transhumain.
Du progrès humain passé et à venir, la technique n’est pas absente[14]; elle est évaluée positivement dans la mesure surtout où elle aide matériellement à l’intégration, à l’unification planétaires de l’espèce humaine: «je songe en premier lieu à l’extraordinaire réseau de communications radiophoniques et télévisuelles (…) anticipant peut-être une syntonisation directe des cerveaux (…)»[15]. Des passages célèbrent une poursuite créatrice proprement technoscientifique de l’évolution naturelle: «Que de forces, que de rayonnements, que d’arrangements jamais encore essayés par la Nature, et dont nous sommes d’ores et déjà capables de faire jouer les formidables ressorts (…) la Vie reprenant sa course pour une deuxième aventure, à partir de la plateforme qu’elle s’est établie en construisant l’humanité!»[16].
Teilhard conçoit expressément son système comme un «humanisme nouveau» ou «néohumanisme»[17]. Le rapprochement entre chardinisme et transhumanisme placés sous la notion générale d’«évolution» ne doit pas éclipser leurs différences.
L’évolution selon Teilhard est finalisée: elle a un sens, ce sens a été l’homme; désormais il est l’avenir de l’homme au-delà de l’homme auquel les hommes doivent travailler. Teilhard proteste contre l’idée «ruineuse» selon laquelle l’évolution «se produit sans direction précise, en tous sens et au hasard». La «cérébralisation, la céphalisation» croissante des organismes n’est pas le résultat contingent de processus aléatoires[18]. Huxley, lui, repérait un progrès au fil de l’évolution comme conséquence de la sélection naturelle aléatoire. Un progrès dont le futur demeure indécidé et dépendant, notamment, des hommes. Le finalisme de Teilhard, par contre, inscrit a priori le sens de l’évolution et sa fin dans l’ordre essentiel –divin– des choses.
La métaphysique de Teilhard est dualiste: il y a la matière et l’esprit; celui-ci est à l’œuvre dans la matière en évolution et il finira par la spiritualiser complètement. Cosmogenèse, biogenèse, anthropogenèse, noogenèse se suivent pour aboutir à la Christogenèse: «l’Esprit n’étant plus indépendant de la Matière, ni opposé à elle, mais émergeant laborieusement d’elle sous l’attrait de Dieu»[19].
L’avenir de l’espèce humaine est la création d’une Humanité une, d’une Conscience planétaire intégrée, au terme d’une socialisation complète. Les individus, au sein de cette sur- humanité ou ultra-humanité, ne seront plus, sans se confondre cependant, qu’«un même quelqu’un», une même personne[20]. Les vecteurs essentiels de cette sur-humanité ne sont pas matériels, scientifiques, techniques ou même rationnels: ils sont de l’ordre de l’affectif: solidarité, charité, amour, foi, espérance… Bien que l’individualité de chacun ne doive pas être diluée dans cette totalité, l’individualisme qui sépare et isole est clairement une force antagoniste.
Le terme de l’évolution est évoqué par des métaphores, des symboles et des superlatifs. L’expression «point Oméga», la plus connue de ces allusions, évoque une vision mystique: celle de l’humanité totale quittant l’univers matériel terrestre, transhumant non vers une autre planète, mais vers un autre ordre de réalité, spirituel et divin: «(l’humanité) se détacherait psychiquement de la planète pour rejoindre (…) le point Oméga (…) métamorphose et accès à la synthèse suprême. Evasion hors de la planète, non pas spatiale et par le dehors, mais spirituelle et par le dedans (…)»[21].
Le transhumanisme chardinien se présente comme un néo-humanisme: «(…) l’achèvement ultra-humain entrevu par le Néo-Humanisme à l’Evolution coïncide concrètement avec le couronnement attendu par tous les chrétiens à l’Incarnation»[22]. Il est l’humanisme chrétien traditionnel s’efforçant d’accommoder des faits et des notions d’origine scientifique librement interprétés et débouchant dans des parages –le point Oméga– où sciences, techniques et raison sont complètement abandonnées.
On retrouve chez Teilhard le thème de la transcendance de l’homme opérée avec l’aide de moyens technoscientifiques. Mais cette autotranscendance technoscientifique a des limites: à un moment donné Dieu doit prendre le relais, comme seule source authentique de transcendance, au-delà de la matière, de la technique et de la raison. C’est ce changement radical de registre –ce passage d’un discours spéculatif matérialiste technoscientifique à un discours fondamentalement idéaliste et spiritualiste– qui n’est pas transhumaniste. Certes, il y a une tendance techno-mystique dans le tranhumanisme mais elle s’arrête généralement au seuil de ce basculement où, par ailleurs, la sciencefiction plonge dans le fantastique.
Huxley et Teilhard ne se rencontrent que très partiellement et c’est bien à Huxley, dont le grand-père Thomas a inventé le terme « agnostic », que le transhumanisme du début du XXIème siècle renvoie en priorité[23].
1.3 LA «SAGESSE DE LE NATURE» REVISITÉE PAR BOSTROM ET SANDBERG
Le bioéthicien japonais Ryuichi Ida envisage la question de l’amélioration transhumaniste du point de vue de la culture orientale traditionnelle[24]. Etrangère au dualisme, celle-ci souligne l’unité animiste de l’homme et de la nature: de la plante ou de l’insecte à l’être humain, tous les vivants ont un esprit propre qui ne peut être dissocié de leur corps. Ida observe que la biologie contemporaine confirme cette unité de l’homme et des autres vivants, un point que le transhumanisme accorde. Mais cette unité doit être respectée et non pas devenir le terrain d’interventions contre-nature: hybrides, chimères, OGM (organismes génétiquement modifiés)… La médecine traditionnelle voit la maladie comme l’expression d’un déséquilibre de l’harmonie naturelle de l’âme et du corps qu’il s’agit de rétablir si possible par des moyens naturels. Ainsi faut-il distinguer l’amélioration naturelle et intrinsèque de l’amélioration artificielle et extrinsèque qui recourt à des moyens technoscientifiques et va au-delà de ce qui est naturellement donné. La médecine moderne n’est acceptable que dans la mesure où elle reste dans les limites de ses visées thérapeutiques traditionnelles. Cette conception recourt à des arguments que partagent de nombreuses positions philosophiques et religieuses occidentales.
Si le transhumanisme souligne lui aussi que l’espèce humaine n’est pas au-dessus ou hors de la nature, son évolutionnisme rompt avec la vision statique, équilibrée, harmonieuse de la nature terrestre et cosmique.
Nick Bostrom et Anders Sandberg[25] ont revisité le thème de la «sagesse de la nature» qu’Ida rappelle à propos de la pensée orientale. Leur idée est simple: toute proposition d’amélioration ou d’augmentation des capacités humaines devrait expliquer avant d’être entreprise pourquoi la longue évolution naturelle n’a pas déjà sélectionné l’amélioration envisagée. La démarche est heuristique: séparer les «bonnes» améliorations des améliorations trop incertaines ou carrément contre-indiquées[26]. Elle incorpore, comme disent les auteurs, «les grains de vérité» (the grains of truth) métaphoriquement contenus dans l’idée de la «sagesse de la nature» (wisdom of nature), l’idée que «la nature sait le mieux» (nature knows best)[27].
Les auteurs proposent trois pistes permettant de rendre compte du fait que telle capacité désirable n’a pas été sélectionnée par l’évolution:
Une première justification est le changement radical et de plus en plus rapide de milieu. Des gènes utiles à la survie de l’individu ou du groupe ont été sélectionnés et propagés au cours de la préhistoire jusqu’à nous. Toujours présents, ils sont devenus contre-productifs, tel le gène qui code pour l’accumulation de la graisse utile en période de disette, devenu facteur d’obésité.
Une deuxième piste souligne que nous favorisons désormais des valeurs et des buts guère concevables à l’époque préhistorique voire il y a seulement quelques siècles: tels le plaisir sexuel que les moyens contraceptifs ont permis de dissocier de la reproduction, ou la capacité à s’épanouir, à être heureux, ou encore le don d’empathie et de compassion universelle : des qualités qui étaient peu utiles, voire carrément incapacitantes, dans un contexte de lutte violente et permanente pour la survie. La promotion de nos valeurs de civilisation justifie des améliorations jadis contre-productives.
Une troisième piste focalise les limitesde l’évolution biologique comme telle, dépendante d’une certaine biochimie, qui ne permet pas, par exemple, le développement des technologies du silicium ou la production d’exosquelette en titane. L’évolution biologique nous confine à des niches et à des formes de vie déterminées. Il est inconcevable qu’elle développe une adaptation qui nous permettrait, par exemple, de vivre dans l’espace extraterrestre. Or, l’histoire de l’évolution comporte bien des impasses, sous forme d’adaptation parfaite d’une espèce à un milieu restreint et fragile.
La notion d’évolution est au cœur du trans/posthumanisme dès l’origine et de façon quasi obsessionnelle. Nick Bostrom a suggéré quatre Grands Récits de l’avenir possible[28]:
Bostrom estime que sur le très long terme, les deux hypothèses les plus vraisemblables sont la première et la dernière, leur probabilité allant croissant avec le temps. L’éventail des quatre Grands Récits (extinction, répétition, stase, évolution trans/posthumaine) n’est guère optimiste. Loin du prophétisme technophile souvent affiché, le trans/posthumanisme réfléchi est ici un pessimisme rationnel et volontariste: le moins mauvais choix pour l’avenir de notre civilisation[29].
2. AUTOUR DU POSTHUMAIN: TECHNIQUE ET POLITIQUE
2.1 NOTRE ESPÈCE TECHNICIENNE SELON ANDY CLARK
Andy Clark[30] souligne que l’individu est spontanément capable d’incorporer des prothèses et des outils de sorte qu’ils font partie de lui. Un exemple banal est l’usage d’un bâton qui permet de «sentir» les choses à l’extrémité même de celui-ci. Nous pouvons renégocier les limites entre notre activité corporelle et le monde. Cette renégociation a lieu continuellement de la naissance à la vieillesse, car le corps se modifie, de même que changent les milieux et les outils. Elle implique des réorganisations neuronales et des modifications du schema corporel.
L’incorporation d’outils est différente de la simple utilisation d’outils qui demeure externe et passe par des représentations et des décisions conscientes. L’outil incorporé devient fonctionnellement transparent. Ceci ne signifie pas que nous connaissons son mécanisme. Nous ne connaissons pas davantage celui de nos organes naturels, du génome au cerveau, qui sont des «boîtes noires», bien plus encore que les technologies inventées. L’amélioration transhumaniste est à situer dans la perspective de cette capacité d’incorporation[31].
L’intégration d’outils telle que Clark la décrit ne s’applique pas seulement aux capacités corporelles, motrices et perceptives. Elle vaut pour les capacités cognitives et émotionnelles: la personne deviendra réellement plus intelligente (capacité accrue de résoudre des problèmes), dotée d’une meilleure mémoire et même moralement supérieure grâce à l’intégration d’artefacts. La personne améliorée fera appel aussi «naturellement» à des routines cognitives artefactuelles (implants, interfaces) qu’elle fait appel aux routines mémorielles ou logiques acquises suivant les modalités traditionnelles de l’éducation à l’aide du langage principalement.
Clark souligne que des esprits (minds) capables de telles ameliorations–augmentations-transformations ne sont pas des esprits immatériels, sans corps. Au contraire: ils doivent être profondément incorporés pour pouvoir se doter de nouvelles capacités artefactuelles. Les technologies sont constitutives de ce que nous sommes et de ce que nous serons. Et ce processus a commencé avec la genèse même du primate humain qui a développé des outils, tel le langage, qui en retour et en co-évolution l’a façonné.
C’est en ce sens que l’homme est naturellement un cyborg: un système intelligent, plastique et évolutif, d’interactions. Il n’existe qu’à travers des dispositifs –organes et outils– sur lesquels il peut compter et qu’il peut dans une certaine mesure contrôler. «Cyborg»[32] n’implique donc pas nécessairement l’intrusion de la technique dans le corps et le cerveau: «la technologie cyborg non intrusive est tout autour de nous et au seuil même d’une révolution»[33]. Vu sa plasticité, le système neuronal intelligent est apte à s’étendre indéfiniment jusqu’à inclure la future «ville intelligente» –prothèse gigantesque– s’adaptant aux besoins de chaque individu.
«Il deviendra de plus en plus difficile de dire où la personne s’arrête et où commence ce monde intelligent fait et co-évoluant sur mesure»[34]. Cette conception relativise la dépendance de notre esprit (mind) par rapport à notre enveloppe charnelle mais elle n’implique aucunement une décorporéisation. Sans corpsorganes biologiques et non biologiques le mind n’est rien et ne peut rien. La grande leçon est que «l’incorporation est essentielle mais négociable» (embodiment is essential but negotiable)[35]. L’expérience à venir est celle de la «multiple façon d’être incorporé» (multiple ways of being embodied)[36].
Selon Clark, ce qui compte est la capacité d’utiliser les dispositifs techniques comme s’il s’agissait de nos organes biologiques. Or, nous n’avons ni conscience ni connaissance des processus complexes nerveux et musculaires, électriques et biochimiques, qui nous permettent simplement de lever le bras ou de rappeler un souvenir.
Clark esquisse l’anthropologie technologique sous-jacente au trans/posthumanisme[37]. Le plus significatif est sa conception du langage et des pratiques symboliques en général. Tous sont des artefacts. Ils ont modelé les cerveaux tout en étant continuellement retravaillés par les cerveaux en des constructions de plus en plus sophistiquées. L’humanisation, l’acculturation du petit d’homme a coïncidé jusqu’à maintenant pour l’essentiel avec l’assimilation de ces grilles et instruments symboliques d’appréhension du monde et de lui-même. Le langage est en quelque sorte la technique originelle, germinale, de notre espèce technicienne[38]. Avec l’invention du langage, «l’humanité est entrée dans la première phase de son existence cyborg» (humankind entered the first phase of its cyborg existence).
Cette vision matérialiste évolutionnaire, naturaliste et technicienne, du langage est aux antipodes des conceptions philosophiques et théologiques du langage: Verbe divin, Logos, véhicule de l’Esprit ou d’une Raison immatérielle.
Détrôné, le langage n’est pas méprisé: il est au service d’une multitude d’opérations fines que l’individu exerce sur lui-même et sur les autres. Des opérations qu’aucune autre technologie ne pourrait, à ce stade, effectuer. Mais la perspective sur le langage a évolué: elle l’a de plus en plus éloigné de son ancien statut onto-théologique pour le rapprocher de l’instrumentalité physique.
Les appareils phonatoire, acoustique et visuel, organes du langage, sont des outils naturellement/culturellement «évolués»[39]. Les technosciences commencent à intervenir dans ces processus et ces appareils pour les réparer, les pallier, les améliorer, les contourner et y substituer d’autres processus et appareils. Que seront, comment évolueront, des cerveaux immédiatement branchés sur des mémoires et des logiciels ou communiquant par ondes électromagnétiques? Que sera alors «penser», surtout si le développement de tels cerveaux ne passe pas d’abord par une configuration langagière? Le trans/posthumanisme pointe en direction de tels scénarios de science-fiction.
Augmentation, amélioration et épanouissement ou menace et alienation?[40]. Face à cette ambivalence, la réponse de Clark est en définitive optimiste. Un point sur lequel il paraît excessivement confiant est la transparence de fonction et d’utilisation d’une infinité de dispositifs techniques auxiliaires interconnectés formant un technocosme – la ville inteligente - comme un corps artificiel global auxiliaire de l’individu. Clark n’ignore pas que tous ces dispositifs interconnectés constituent pour l’individu ordinaire autant de « boîtes noires ». Leurs modes de fabrication, les mécanismes de fonctionnement et d’interconnexions, leur contrôle par des puissance étatiques ou privées[41], les capacités et les fonctions autres que celles qui sont à disposition immédiate, leurs dysfonctionnements et détournements éventuels renvoient à des savoirs et des savoir-faire que l’usager ordinaire constamment monitoré ignore et sur lesquels son emprise est nulle. L’opacité des artefacts semble même s’épaissir à mesure que croît la fluidité transparente de leur usage. Mais Clark estime que les avantages de cet environnement intelligent l’emporteront pour l’individu sur les risques et les inconvénients[42].
2.2 «POSTHUMANISME» QUASI-SYNONYME DE «TRANSHUMANISME»
«Posthumanisme» est fréquemment utilisé comme un quasi-synonyme de «transhumanisme».
Pour Nick Bostrom[43], le posthumain résulte simplement de l’une ou l’autre amélioration «extrême». La visée générale est de devenir des «personnes meilleures»[44] pour nousmêmes, autrui et pour les non-humains. L’amélioration extrême conduisant au posthumain fait songer à l’excellence des capacités et vertus humaines obtenues par des voies technologiques nouvelles. Restent quelques allusions à une posthumanité qui dépasserait ce que les humains peuvent ressentir, concevoir ou imaginer. Bostrom se risque à une analogie religieuse: «Beaucoup de gens entretenant des croyances religieuses sont déjà habitués à la perspective d’une transformation radicale en une sorte d’entité posthumaine dont la réalisation est attendue après leur incarnation physique actuelle. La plupart de ceux qui partagent une telle vision considèrent aussi que la transformation pourrait être très bonne pour la personne transformée»[45].
Mais «posthumanisme» est aussi utilisé dans des contextes qui ont peu ou pas du tout de rapport avec la notion de «transhumanisme» et où les deux termes peuvent s’opposer.
2.3 BON ET MAUVAIS POSTHUMANISMES SELON HAYLES
Katherine Hayles[46] ramène le posthumanisme à des significations sociales et politiques. Elle critique le posthumanisme ancré dans les développements de la cybernétique, de l’IA et des TIC[47] après la Seconde Guerre Mondiale, de Wiener à Moravec ou Minsky.
Ce posthumanisme:
A partir de ces présupposés est imaginée la fable de la numérisation de la personne: la copie informatique dématérialisée et du même coup immortelle de l’individu.
Contre ce posthumanisme, Hayles affirme:
Il y a une bonne et une mauvaise compréhension du posthumanisme:
La mauvaise est celle dont il a été question jusqu’ici. Elle suscite des espoirs utopiques (immortalité, surhumanité) et des angoisses injustifiées (anéantissement ou asservissement des humains par des entités posthumaines[51]). L’important est d’analyser les conditions matérielle et culturelles qui y ont mené. Cette analyse renvoie principalement à des textes: vulgarisation et essais technoscientifiques, études sociologiques et littérature de science-fiction[52].
A cette idéologie posthumaniste aliénante, Hayles oppose un posthumanisme qui déconstruit le sujet humaniste moderne: l’individu conscient et libre de ses actes, source de l’Histoire et centre de toute situation. Ce posthumanisme souligne le caractère incarné, incorporé, du sujet, condition matérielle, finie, de toute interaction entre humains et non humains.
«Je vois la déconstruction du sujet libéral humaniste comme une opportunité pour remettre dans le tableau la chair qui continue d’être effacée dans les discussions contemporaines sur les sujets cybernétiques. D’où mon attention sur la manière dont l’information a perdu son corps. (…) Si mon cauchemar est une culture hantée par des posthumains voyant leurs corps comme des accessoires de mode plutôt que comme le fondement de l’être, mon rêve est une version du posthumain qui embrasses les possibilités des technologies de l’information sans être séduit par des fantasmes de pouvoir illimité et d’immortalité désincarnée, et qui reconnaît et célèbre la finitude comme une condition de l’être humain»[53].
Une position clairement anti-transhumaniste car le transhumanisme encourage la lutte effective contre la finitude, y compris la mort, par tous moyens technoscientifiques.
La «bonne» compréhension du posthumanisme décrit les savoirs, compétences et décisions comme distribuées entre humains et non humains (dont les technologies, en particulier les IA). C’est sous cet angle qu’il faut décrire et raconter l’évolution des sciences et des techniques: non comme une hagiographie historique d’individus inventeurs géniaux[54]. Pour Hayles, l’homme a toujours été posthumain en ce sens que le sujet individuel de l’idéologie libérale promu par la Modernité des Lumières n’a jamais existé[55].
Hayles propose une lecture politique qui va dans le sens d’un posthumanisme social postmoderne articulant humains et non-humains.
«Le posthumain (…) signale la fin d’une certaine conception de l’homme, une conception qui a pu s’appliquer, au mieux, à cette fraction de l’humanité qui avait la richesse, le pouvoir et le loisir de se concevoir soi-même comme des êtres autonomes imposant leur volonté par des actes et des choix individuels. Ce qui est mortifère, ce n’est pas le posthumain comme tel mais la greffe du posthumain sur une vision humaniste libérale du soi». Hayles rejoint la critique féministe (feminist critics) de la science cartésienne objectivante et impérialiste. Le posthumanisme ouvre sur une conception où «l’émergence remplace la téléologie; l’épistémologie réflexive remplace l’objectivisme; la connaissance distribuée remplace la volonté autonome; l’incarnation remplace le corps vu comme un système de support de l’esprit et où une dynamique de partenariat entre humains et machines intelligentes remplace le destin déclaré du sujet humaniste libéral de dominer et de contrôler la nature»[56].
2.4 POSTHUMANISME TÉLÉOLOGIQUE ET POSTHUMANISME EXPÉRIMENTAL SELON PICKERING
Comme Hayles, Andrew Pickering[57] se dit «posthumaniste» dans sa manière de décrire l’évolution des sciences et des techniques. Les sciences sociales dominantes et les humanities centrent leurs analyses autour de l’homme; elles expliquent les évolutions en termes de buts, d’intérêts humains et de structures sociales. Elles s’inscrivent dans le dualisme cartésien du corps et de l’esprit, de l’humain et du non humain. Pickering dénonce cette simplification qui postule une invariance du sujet humain moderne (conscient, rationnel, libre). Les évolutions des pratiques technoscientifiques n’ont pas de centre assigné; elles affectent et modifient tous les acteurs, humains et non humains, ainsi que leurs relations. Evolutions et acteurs d’évolutions sont –ont toujours été– composites et décentrés. Une réalité que le terme «cyborg», emblématique de la déconstruction des dualismes, exprime littéralement et métaphoriquement.
Mais le posthumanisme et la noton de cyborg ne rendent pas toujours justice à la radicalité avec laquelle les pratiques technoscientifiques affectent le sujet humain. Pickering aussi distingue deux interprétations du posthumain.
La première rappelle la définition de base du transhumanisme et renvoie à la notion originelle de «cyborg» telle que N. Kline et M. Clynes l’ont introduite en 1960 et à l’essai de J. D. Bernal (The World, the Flesh and the Devil, 1929) cité par des transhumanistes. Cette vision du posthumain prolonge la conception moderne du sujet centrée sur la cognition, la survie, l’augmentation des capacités et des connaissances[58]. Pickering qualifie ce posthumanisme de «téléologique»: ces transformations-augmentations-améliorations semblent «savoir» où ells vont, éclairées par les idéaux fixés par les Lumières. Elles sont au service de l’esprit connaissant dont le corps modifié n’est que le support et l’instrument[59] . Ce posthumanisme prolonge aussi les abus de l’humanisme moderne: le cyborg n’est-il pas imaginé au service de la colonisation de l’espace ?
C’est en puisant directement dans la sciencefiction –spécialement, l’œuvre d’Olaf Stapledon et de P. K. Dick- que Pickering introduit le posthumanisme dit «expérimental». Il affecte en profondeur toutes les dimensions de l’être humain et de la société: modes de perception, de raisonnement, de mise en mémoire; émotions; corps, relations entre corps humains et non humains, organisations sociales et matérielles… Il ignore « où il va », étant non téléologique, mais empirique et expérimental. La diversité des métamorphoses futures de l’espèce humaine s’inspire de la diversité des espèces au cours de l’évolution.
Pickering conclut en faveur de ce posthumanisme expérimental mal reconnu:
«Un expérimentalisme conscient de soi pourrait aller dans toutes sortes de directions qui ne viendraient jamais à l’esprit des posthumanistes humanistes»[60], c’est-à-dire des transhumanistes.
La relativisation posthumaniste et postmoderne de l’idéal humaniste moderne s’exprime aussi sous des formes plus contemplatives qu’expérimentalistes. Dans The Posthuman[61], Rosi Braidotti va plus loin. Elle défend une sorte de vitalisme, la vie s’épanouissant suivant de multiples auto-poièses et auto-organisations se stabilisant provisoirement dans des formes «attractrices». Toutes ces autopoièses sont dignes de respect et la forme de vie humaine avec ses propriétés émergentes tels le langage ou la conscience réflexive n’occupe pas de place privilégiée. Se référant à Spinoza, Braidotti se décrit comme «penseur posthumain, matérialiste et vitaliste»[62].
Le paradigme évolutionniste, l’autonomie individuelle, le pluralisme, la liberté et les promesses de la recherche et de l’expérimentation technoscientifiques poussent l’espèce curieuse, exploratrice, inventive, que nous sommes à courir tous les risques. Cette inclination expérimentaliste est perceptible à l’hésitation fréquente dans la littérature trans/posthumaniste entre «amélioration» et «transformation». Est affirmé le droit à l’auto-transformation, au changement, non dans un but prioritaire d’amélioration, mais afin d’enrichir le champ de l’expérience possible, avec pour idéal ou fantasme une liberté émancipée des contraintes de toute forme définitive et immuable. L’impératif transhumaniste d’amélioration vient, en principe, infléchir cette liberté compte tenu des contraintes réelles –factuelles- existantes, et des valeurs humanistes revisitées.
De nombreux transhumanistes se disent apolitiques, tout en restant attachés à l’individualisme libéral, voire néo-libéral et libertaire, hostile à toute forme de totalitarisme: le monde d’Huxley et celui d’Orwell sont radicalement anti-transhumanistes. De facto, le transhumanisme est souvent proche du technocapitalisme futuriste des multinationales dans les domaines des biotechnologie, des TIC, des nanotechnosciences et de l’aérospatiale en lien plus ou moins étroit avec des agences fédérales telles la NASA ou le DARPA[63]. Ce sont des alliés objectifs car ces puissances portent une part importante de la recherche susceptible d’entraîner l’amélioration/augmentation trans/ posthumaine. Simultanément, des transhumanistes socialement sensibles n’ignorent pas les problèmes de la pauvreté, de l’injustice, de l’inégalité, de l’environnement. Ils estiment que les progress technologiques librement consentis dans le sens de l’amélioration physique, cognitive et morale sont un facteur essentiel pour répondre à ces problèmes. Se détourner de l’amélioration sous prétexte qu’il y a des problèmes économiques et sociaux plus urgents serait une erreur, car il faut mener la lutte sur les deux fronts: humaniste traditionnel et transhumaniste.
Ces transhumanistes ne nient pas qu’en un premier temps, les techniques d’amélioration creuseront des inégalités parce qu’elles seront d’abord accessibles aux riches, aux initiés, aux audacieux… Mais il en a toujours été ainsi avec les innovations technologiques: accessibles d’abord à un nombre limité de particuliers, elles se sont généralisées, devenant moins chères et plus sûres. Pour que cette diffusion ait lieu, il faut que l’économie (le marché) et la politique (la démocratie) encouragent le progrès en ce sens. Une double condition qui n’est pas fondamentalement neuve.
Ce transhumanisme «social» a été défendu par James Hughes auteur de Citizen Cyborg[64].
3. CONCLUSIONS
3.1 ESSAI DE CLARIFICATION
A condition de ne pas se laisser troubler par le fait que «posthumanisme» et «transhumanisme» sont souvent utilisés comme des quasi synonymes, il est possible de distinguer les différentes idéologies:
Ces nuances expliquent que transhumanisme et posthumanisme tantôt s’opposent, tantôt convergent. Une certaine convergence est lisible en ce qui concerne leur rapport critique aux humanismes traditionnels et modernes. C’est l’objet de notre conclusion.
3.2 Y A-T-IL UN TRANS/POSTHUMANISME HUMANISTE?
En quel sens peut-on parler d’humanisme à propos du trans/posthumanisme? Une large majorité des penseurs trans/posthumanistes ne rejettent pas l’humanisme: ils le critiquent et prétendent l’enrichir. Ainsi font déjà les précurseurs: Julian Huxley et son «humanisme évolutionnaire», Teilhard de Chardin et son «néo-humanisme». La poursuite de l’humanisme moderne des Lumières constitue même la position officielle du transhumanisme et de ses promoteurs «historiques» tels Max More et Nick Bostrom; une ligne reprise par la WTA avec comme principal point de dissension: l’opposition libéral/socialiste.
Critique, le trans/posthumanisme invite à réfléchir aux préjugés, limites et illusions des humanismes traditionnels et modernes.
L’éthique, le droit et la politique humanistes s’enracinent dans les humanismes judéochrétien et philosophique traditionnels, dans l’image de l’homme et du rapport de l’homme à la nature et à la technique que ces humanismes postulent. Or, s’ils ne sont plus pré-coperniciens, ces humanismes véhiculent des images pré-darwiniennes. Ils reconnaissent l’Histoire, mais guère l’Evolution. Ils ne voient l’avenir de l’homme que sous la forme de l’amélioration de son environnement et de son amélioration propre par des moyens symboliques (éducation, relations humaines, institutions plus justes, plus solidaires, plus égalitaires, etc).
L’humanisme relève d’une image implicite partiellement obsolète de l’homme. Une obsolescence dont les causes principales sont la science moderne et les révolutions théoriques et technologiques que les technosciences n’ont cessé d’introduire. C’est à l’actualisation de l’image de l’homme et de sa place dans l’univers que le trans/posthumanisme modéré bien compris travaille.
Le trans/posthumanisme, c’est l’humanisme, religieux et laïque capable d’assimiler les révolutions technoscientifiques échues et à venir et d’affronter le temps indéfiniment long de l’Evolution et pas simplement la temporalité finalisée de l’Histoire. C’est un humanisme apte à s’étendre, à se diversifier et à s’enrichir indéfiniment.
Des éléments de cet enrichissement critique sont lisibles à partir des présentations qui précèdent:
La condition pour que ces critiques puissent enrichir l’humanisme est de poursuivre l’idéal d’amélioration indéfinie avec la plus grande prudence et de ne pas perdre de vue un certain nombre de valeurs portées par les humanismes traditionnels ou modernes: libertés individuelles, pluralisme et tolérance; empathie et solidarité; égalité et justice; espérance sans croyance dogmatique; importance de l’objectivité technoscientifique… Ces valeurs ne viennent pas des technosciences mais elles doivent éclairer leur pratique et leurs applications. En même temps, ces valeurs ne doivent pas être immunisées contre les approches technoscientifiques.
L’évolution et la technique sont les deux moteurs de la pensée trans/posthumaniste. La philosophie peine à les prendre réellement au sérieux.
Conscients de cette difficulté, de nombreux auteurs qui partagent les idées et valeurs trans/ posthumanistes préfèrent se dire pragmatistes et utilitaristes. Une position prudente, qui perd de vue la radicalité des questions.
La tentation en quelque sorte inverse est celle de la pensée techno-mystique et/ou techno- apocalyptique qui redissimule derrière des discours symboliques (métaphysiques, théologiques, mythologiques, littéraires) les réalités empiriques résistantes de l’évolution et de la technique. Court-termisme et prophétisme sont fort répandus dans la littérature trans/posthumaniste. Ils caractérisent, par exemple, les spéculations et fantasmes relatifs à la Singularité qui serait « proche ». Ils sont diffus à travers le culte de l’innovation technologique. Le trans/ posthumanisme réduit au marketing futuriste obnubile bien plus qu’il ne développe la pensée et l’imagination philosophiques confrontées au double abîme de la temporalité évolutionnaire et de l’opérativité technique prises au sérieux.
Le trans/posthumanisme humaniste est la volonté éclairée de choisir, malgré tout, dans le sens du mieux face au nihilisme, au fatalisme, à l’expérimentalisme postmoderne ou au retour vers les refuges symboliques, qui sont autant de tentations induites par la pensée de l’évolution et de la technique dont il faut préserver la radicalité sans s’y abîmer.
Notes
Notes aux auteurs
Lien alternatif
https://revistas.unbosque.edu.co/index.php/RCB/article/view/1763/1345 (pdf)